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Paul Sereni. Marx, Althusser et "l'homme communautaire": le problème de la coupure

Colloque annuel de
clôture du séminaire de philosophie politique «Penser la transformation».


Mardi 28 mai 2013.

Université de Montpellier 3, site Saint Charles

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Résumé

Comme on a pu le faire remarquer encore récemment, l’influence de la lecture althussérienne de Marx est loin d’être éteinte. Celle-ci repose sur la position de trois concepts: celui de problématique, celui d’obstacle épistémologique et, par inférence prochaine, celui de coupure épistémologique. Ce dispositif conduit directement à la thèse d’une forte discontinuité entre les moments de la pensée de Marx. Cette même thèse peut au moins se prendre en 2 sens : il y a un noyau de scientificité irréductible dans Le capital - qui est au final le texte sur lequel Marx doit être jugé - d’une part ; d’autre part, ce noyau est indépendant du schéma de l’aliénation et du type d’anthropologie philosophique qui gouverne les écrits dits de jeunesse (ce qui ne les empêchent pas de réapparaître par intervalles dans la suite des œuvres).En s’appuyant exclusivement sur Pour Marx, sur le cours Sur Feuerbach et sur La querelle de l’humanisme (légèrement postérieurs, mais qui éclairent la portée et les attendus des analyses de Pour Marx), le but ici est double. D’une part, en se concentrant sur ce que Althusser situe comme le moment «rationaliste-communautaire» du jeune Marx, revenir sur la manière dont Althusser a construit sa lecture; d’autre part, proposer un moyen de vérifier - en un sens naturellement à préciser - la portée de son interprétation. Dans la mesure où la notion de communauté sert de fil directeur, le problème pourrait être formulé ainsi: y a -t-il une rupture ou une coupure qui a poussé Marx à abandonner la référence prégnante à la communauté? Y a-t-il au contraire continuité sur ce point? Y a-t-il une rupture entre au moins deux conceptions de la communauté, sans qu’il y ait chez Marx abandon de toute référence à ce concept?

Texte intégral

Introduction

Comme l’a fait récemment remarquer Lucien Sève, «l’audience immense» dont a bénéficié Pour Marx «n’est pas éteinte» (Sève, 2012 : 38). Aussi, il n’est peut-être pas inutile de revenir encore aujourd’hui sur le problème de la rupture ou de la coupure, que cette lecture a tout de suite soulevé. Si l’on veut traiter de ce problème, on peut trouver une entrée en se penchant d’abord sur ce qu’a été l’entreprise de lecture d’Althusser. On peut donc, je crois, partir de la position d’un Althusser lecteur de Marx ou de Althusser comme lecteur.

Il y a naturellement plusieurs manières de s’intéresser à Althusser sous cet aspect. Il n’est donc peut-être pas tout à fait inutile de préciser d’emblée que l’approche tentée ici veut seulement examiner la thèse de la coupure à partir des catégories explicites avec lesquelles Althusser a prétendu interpréter Marx. Pour formuler l’ensemble du problème de la coupure de manière d’abord suffisamment large, on peut reprendre la position qu’en a donnée E. Renault:

« faut-il admettre que le jeune Marx élabore des intuitions philosophiques qui sont ensuite appliquées dans l’étude de l’économie politique ou au contraire que la période de la maturité se caractérise par une rupture épistémologique avec les préoccupations et les thèses philosophiques de la période de jeunesse?» (Renault, 2008: 7)

On serait peut-être ici tenté de discuter le mot «intuitions», et lui préférer ceux de conceptualisations ou de conceptions. Cependant, cette formulation a l’avantage de couvrir, me semble-t-il, l’ensemble des questions soulevées par la position de l’existence d’une coupure (continue) dans les oeuvres de Marx. En s’en tenant à une formulation encore relativement large, on pourrait ainsi dire que le problème de la coupure est celui de la possibilité d’interpréter les textes de Marx en leur appliquant les concepts de rupture et/ou de coupure, de problématique et d’obstacle épistémologiques, censés être décisifs dans la saisie des périodes de l’oeuvre.

La question qui se pose alors est de savoir si l’on peut trouver au moins un point décisif qui permette de tester la lecture d’Althusser, après en avoir restitué la construction. Dans Pour Marx, Althusser cherche une périodisation des oeuvres. Pour ce faire, il isole, à l’intérieur des textes dits de jeunesse (jusqu’en 1845), un moment «rationaliste-communautaire» avec lequel Marx va rompre. On peut donc entrer dans la discussion en suivant ce concept de communauté.

L’ensemble de la question peut dès lors, à son tour, se formuler ainsi: à supposer qu’un concept de communauté soit prégnant dans certains textes importants de jeunesse, et qu’il se comprenne tel qu’Althusser le lit, a-t-il été rejeté ou abandonné par la suite? A-t-il au contraire été maintenu? A supposer qu’il ait été abandonné, cela signifie-t-il pour autant que Marx a abandonné toute référence importante au concept de communauté? Enfin (et c’est là je crois la question la moins attendue des quatre), le concept de communauté, initialement placé sous la dépendance du concept d’aliénation et de la reprise des principes de Feuerbach, est-il à la fois le seul et le plus décisif des concepts de communauté dont se sert Marx dans ses textes dits de jeunesse; ou bien l’appréhende-t-il aussi sous d’autres conceptions, qui peuvent se retrouver en position significative dans des textes largement postérieurs?

Pour tenter de débrouiller ce complexe de questions, on a choisi de procéder en trois moments (dans les limites inévitablement fixées à ce type d’exposé): argumenter en premier lieu la proposition selon laquelle l’interprétation d’Althusser est une construction de lecture qui cherche à résoudre ou à clarifier des difficultés d’interprétation posées par les textes eux-mêmes; tenter de trouver un procédé de vérification, en faisant la part des bonnes et des moins bonnes objections qu’on serait tenté d’élever (immédiatement ou moins immédiatement) contre sa lecture; enfin, tenter de montrer, sur la base des textes de Marx, qu’on a les moyens de décider, concernant la communauté, de la valeur qu’on peut attribuer à cette lecture.

Althusser lecteur de Marx: problématique, coupure, obstacle

Comme signalé, il existe plusieurs manières de traiter des écrits d’Althusser en tant que lecteur de Marx; l’approche tentée ici se distingue, par exemple, du récent ouvrage collectif placée sous la direction de Jean-Claude Bourdin, précisément intitulé Althusser lecteur de Marx, et qui est centré sur l’interrogation de concepts plus proprement althussériens, comme ceux d’appareils idéologiques d’État, de subjectivité, de subjectivisation ou de structure surdéterminée (Bourdin, 2008). Mes objectifs sont plus modestes et visent à caractériser le corps d’hypothèses qui servent à Althusser à restituer la cohérence ou l’ambiguïté de l’ensemble des textes de Marx. Une telle tentative pourra sembler trop sélective et par là insuffisante, même compte tenu du fait qu’il ne s’agit évidemment pas de réduire Althusser à ce rôle d’interprète. Néanmoins, dans le but de clarifier les enjeux de l’interprétation, c’est une telle caractérisation que j’ai voulu essayer.

Pour ce faire, même si ce n’est pas le centre du sujet, il n’est peut-être pas inutile de commencer par indiquer ce que recouvraient les termes /humanisme/, /anti-humanisme/, /a-humanisme/ au sein de la conjoncture, dans laquelle prit originellement place la thèse althussérienne de la coupure, vite rangée sous la formule large d’un anti-humanisme de Marx.

En 1957, Roger Garaudy, philosophe et membre de la direction du P.C.F., publia un livre qui était aussi un manifeste, Humanisme marxiste, dont la première partie s’intitulait «De l’aliénation». La thèse du livre était résumée ainsi par l’auteur: «le point de départ de la critique marxiste, c’est l’homme» (Garaudy, 1957: 14). Dans le même temps, les Manuscrits de 1844 «peuvent être considérés comme l’acte de naissance du marxisme» (Garaudy, 1963: 126). Les concepts d’aliénation et de travail aliéné se retrouvaient ainsi mis au centre de la pensée de Marx en même temps que les écrits de jeunesse étaient jugés fondamentaux. Comme le fait remarquer Sève en rappelant la position de la dispute, «le concept d’aliénation se voyait ainsi mobilisé au service d’une redéfinition du marxisme comme humanisme» (Sève, 2012: 10).

Mais, comme le fait également remarquer Sève, /humanisme/ avait un double sens qui pouvait entraîner des équivoques: d’un côté, le terme peut bien sûr signifier une attitude générale qui exprime un vif souci pratique pour le sort de l’être humain; de l’autre, en un sens plus philosophique et savant, le mot «accrédite le concept d’homme pour désigner le sujet supposé de notre histoire et artisan de notre monde» (Sève, 2012: 11). On peut supposer que, dans les propositions de Garaudy, le mot comportait ces deux sens. Sous ce point de vue, il ne faut pas oublier qu’Althusser s’en prenait d’abord aux positions de ce dernier (ce qui peut aussi expliquer pour une part le style tranchant de certaines de ses affirmations). Ce contexte assez étroitement déterminé donne son premier sens au mot d’anti-humanisme théorique.

Il s’agit en le posant de s’opposer à trois choses: à une lecture qui fait des textes de 1844 l’acte de naissance du marxisme; à ce qu’on fasse de l’aliénation et du travail aliéné, effectivement très présents dans ces textes, des concepts fondamentaux de la pensée de Marx; enfin, à la mise au centre du concept d’homme pour désigner le sujet de l’Histoire et du monde social. S’il est utile d’ajouter à «anti-humanisme» l’adjectif «théorique», c’est précisément pour éviter de laisser entendre que ces trois refus expriment en même temps l’absence de souci ou le mépris pour le sort des individus réels. Les textes de Pour Marx s’inscrivent donc d’abord dans les débats généraux au sein du Parti Communiste Français (P.C.F.) de la fin des années cinquante et du début des années soixante. Rétrospectivement, ces débats semblent à la fois publics et internes: publics, puisqu’il y eut des livres que chacun pouvait lire; internes, parce que le débat était largement déterminé par des prises de position au sein de la direction du P.C.F. de l’époque.

Ceci posé, ce qui nous intéresse ici est le fait que, pour contester les positions de Garaudy et poser l’existence d’une coupure, Althusser a exprimé plusieurs fois la nécessité de construire une lecture de Marx, et non pas simplement celle de faire appel aux textes.

Althusser revient en effet sur cette idée, qui est immédiatement liée chez lui à la question du vocabulaire de Marx. Ainsi, dans l’article «Sur le jeune Marx», qui ouvre Pour Marx, il écrit, attaquant certaines lectures:

«Marx est déjà matérialiste, mais il se sert encore de concepts feuerbachiens, il emprunte la terminologie feuerbachienne alors qu’il n’est plus, qu’il n’a jamais été feuerbachien pur; entre le Manuscrit de 44 et les oeuvres de la maturité, Marx a trouvé sa terminologie définitive: simple question de langage.» (Althusser, 2005: 57)

Pour Althusser, s’il s’agit peut-être d’une question de langage, celle-ci n’est justement pas une «simple question». Le seul texte cité suggère déjà fortement au contraire qu’un changement de terminologie et de vocabulaire indique lui-même un changement de problème ou de position des problèmes. Conjointement, Pour Marx insiste sur l’acte de lecture. D’un côté, il dénonce «une forme de lecture qui relève plus de la libre association des idées (...) que de la critique historique» (Althusser, 2005: 51). Plus loin, on lit qu’une «véritable intelligence des textes» (idem: 52) suppose de se poser la question du «sens global d’un texte» (56). Et, dans la conclusion de la préface, qui occupe un court alinéa, on trouve quatre occurrences de «lire» et de ses dérivés. D’un autre côté, Althusser défend aussi ses propres thèses en écrivant que «cette interprétation permet une meilleure lecture des oeuvres de jeunesse» (Althusser, 2005: 81).

On voit que le terme de lecture a la signification d’une synecdoque (généralisante): lecture vaut pour intelligence des textes et intelligence vaut pour interprétation. Autrement dit, une véritable lecture est une interprétation au sens relativement précis où il faut d’abord construire les outils d’une compréhension, i.e. se donner les moyens d’importer, d’emprunter, d’adapter ou encore d’inventer des concepts opératoires qui puissent donner accès aux sens des textes qui ne se laisse pas directement saisir.

Il ne faut pas, je crois, s’effrayer de l’assimilation de la lecture à l’interprétation. Il ne s’agit pas (en tout cas, pas dans les textes cités ici) de déceler, au mépris de sa lettre, ce qui serait caché dans un texte et qui constituerait en même temps son véritable sens. L’opération est plutôt la suivante: devant un ensemble de textes qui fait difficulté, il faut se donner des concepts qui les rendent compréhensibles et qui leur assurent une cohérence. En ce sens, même si naturellement on n’y réduit pas son apport, on peut dire sans exagérer qu’Althusser propose d’abord, si l’on veut, une méthode de lecture (j’ai ajouté: «si l’on veut» parce qu’il est évident qu’il ne s’agit pas d’une simple méthodologie, au sens courant et vague de ce mot).

Si, comme déjà signalé, la méthode d’interprétation d’Althusser passe par les trois concepts de problématique, de coupure et d’obstacle épistémologiques, on peut dès lors, avant même de préciser ces concepts, se demander plus largement si l’activité de lecture d’Althusser ne partage pas de nombreux points avec les pratiques structuralistes de lecture.

Même indépendamment des réponses à donner aux deux questions de savoir si, d’une part, il a existé quelque chose comme une école structuraliste et, d’autre part, dans le cas d’une réponse positive, si et dans quelle mesure la pensée d’Althusser peut lui être rattachée, on peut en effet se demander si sa pratique de «l’intelligence des textes» ne se rapproche pas de ce que Roland Barthes a décrit comme étant «l’activité structuraliste», dans un article du même nom daté de 1963.

Selon Barthes, le structuralisme n’est ni à proprement parler une école, ni un lexique, mais une activité, c’est-à-dire une série réglée d’opérations mentales, qui procèdent principalement de deux façons: par découpage et par agencement (Barthes, 1971: 216). Le but de ces deux séries d’opérations est de produire un «simulacre» (c’est-à-dire, ici, un objet factice ayant pour but l’imitation d’un premier objet). La construction de ce simulacre est évidemment intéressée, dans la mesure où son but est de restituer les règles de fonctionnement de l’objet étudié. Cela donne ainsi à cet objet son intelligibilité, ce qui présuppose évidemment que, de prime abord, celle-ci n’apparaissait  pas (Barthes, 1971: 214). Le prix à payer pour cela est de consentir à un détour qui consiste précisément à construire une lecture, c’est-à-dire à se donner des catégories jugées pertinentes d’interprétation.

On peut remarquer que, à l’époque des controverses provoquées en France par les publications de Pour Marx puis de Lire le capital, cet aspect avait été noté, notamment par Henri Lefebvre; mais seulement pour en tirer l’idée que l’interprétation d’Althusser était fausse et, en outre, franchement superficielle. Lefebvre écrit ainsi:

«L. Althusser n’a pas seulement introduit dans la lecture de Marx des concepts venus d’ailleurs (ceux de structure, de découpage, de coupure, d’arrangement et d’agencement, etc.), il a suivi une mode.» (Lefebvre, 1975: 158)

L’opération de lecture d’Althusser produit des effets dont un passage tiré de l’avant-dernier alinéa de la préface de Pour Marx, intitulée «Aujourd’hui», donne une idée synthétique:

«La théorie qui permet de voir clair dans Marx, de distinguer la science de l’idéologie, de penser leur différence dans leur rapport historique, la discontinuité de la coupure épistémologique dans le continu d’un processus historique, la théorie qui permet de distinguer un mot d’un concept, de distinguer l’existence ou la non existence d’un concept sous un mot, de discerner l’existence d’un concept par la fonction d’un mot dans le discours théorique, de définir la nature d’un concept par sa fonction dans la problématique, et donc par le lien qu’il occupe dans le système de la «théorie», cette théorie qui permet seule une authentique lecture des textes de Marx, une lecture à la fois épistémologique et historique, n’est en effet rien d’autre que la philosophie marxiste elle-même.» (Althusser, 2005: 31-32)

Ce passage dense (une seule longue phrase ordonnée, au choix,  sur le modèle d’une période ascendante ou sur celui d’une prose en cadence majeure) résume le propos d’Althusser. Si l’on comprend bien, il identifie ici la «théorie» à la véritable intelligence des textes et celle-ci, à son tour, à «la philosophie marxiste».

Un lecteur aurait peut-être spontanément tendance à questionner tout de suite l’égalité posée entre «théorie» et «philosophie marxiste». On se poserait alors des questions qui ressemblent à celle-ci: existe-t-il une philosophie capable d’identifier dans les champs des sciences historiques et sociales, la différence entre une science et une idéologie? Cette question est certainement légitime. Mais il me semble qu’en procédant immédiatement ainsi, on prend le risque de ne pas voir ou de minorer exagérément ce qui constitue aussi le fait d’Althusser, qui est de soutenir que la théorie est d’abord nécessaire pour accéder à l’intelligence des textes. Autrement dit, il n’est pas déraisonnable de soutenir que l’on peut revenir sur cette dernière proposition, pour examiner une question relativement simple et assez directement empirique, au moins en apparence: a-t-on les moyens de vérifier la vérité d’une telle lecture des textes?

Quoiqu’on pense par ailleurs de la possibilité d’un franc rapprochement avec ce qui a été brièvement dit plus haut de «l’activité structuraliste», le cadre althussérien pose à l’évidence qu’une lecture doit être construite. A l’intérieur de ce cadre, la spécificité de la lecture althussérienne est d’abord de s’appuyer sur la notion de problématique et de champ théorique, et d’en souligner l’importance.

/Problématique/, directement tiré de l’allemand /Problematik/, semble attesté pour la première fois en français, comme substantif appartenant au vocabulaire didactique, en 1936, dans l’ouvrage du philosophe néo-thomiste Jacques Maritain, L’humanisme intégral (Maritain, 1936: 20, 47, 155). Althusser écrit cependant dans la Préface de Pour Marx qu’il a emprunté ce concept à Jacques Martin et ne mentionne pas d’autre origine (Althusser, 2005:24). Sur ce point, on est obligé de croire Althusser sur parole: il est difficile d’en savoir davantage sur ce qu’il a repris à son ami Jacques Martin en lui empruntant cette notion de problématique.

En effet, Jacques Martin, connu comme traducteur de L’esprit du christianisme, puis du Jeu des perles de verre de Hesse, eut certainement de longues conversations avec Althusser (et avec Michel Foucault) avec lesquels il était ami; et on sait, par le témoignage d’Althusser, que Martin fut celui qui lui fit découvrir les travaux de Canguilhem et de Cavaillès. Mais Martin détruisit ses propres manuscrits avant de mettre fin à ses jours: je n’ai pas trouvé trace écrite d’une notion de problématique qu’il aurait élaboré ou qu’il aurait connue par ses travaux de traducteur et qu’il aurait ensuite transmise.

Etienne Balibar suggère que le concept provient indirectement de la «Problemstellung» d’Heidegger, mot qu’on peut aussi traduire par problématique en français (Balibar, 2005:VII). C’est naturellement possible. Mais on peut chercher une autre source proche, probable, dans l’usage que Bachelard (qui fut directeur du diplôme d’études supérieures d’Althusser consacré à Hegel) a fait du terme et du concept.

Ce qui peut d’abord faire penser cela est le fait que les notions de problème, de problématique et de rupture sont solidaires chez Bachelard comme chez Althusser. Plus précisément, elles apparaissent ensemble dans Le rationalisme appliqué (1949). Bachelard y montre que: 1) non seulement les développements récents de la science physique, mais aussi l’institution de la chimie comme science ou l’invention de l’ampoule électrique, supposent une rupture avec la perception commune; 2) cette rupture est inséparable de la manière dont la science pose et résout des problèmes, donc de ses problématiques, «problématique» apparaissant, à ma connaissance, trois fois dans le cours du texte (Bachelard, 1949: 52, 56, 165).

Si l’on suit la mise au point de Dominique Lecourt, ce mot remplace chez Bachelard d’autres notions précédentes, comme celle de corps de problèmes (Lecourt, 2002: 72-77). Des concepts proches de ceux-ci sont plus amplement développés par Althusser dans «La querelle de l’humanisme», texte postérieur de deux ans à la publication de Pour Marx, mais cité ici parce que cet article peut éclairer en retour l’usage qu’il fait dans ce dernier ouvrage du mot «problématique».

Dans cet article, revenant sur cette notion ainsi que sur celle de problème, Althusser insiste sur l’expression «champ théorique existant». L’usage par Althusser de «champ» peut lui-même susciter quelque question. Le mot a une histoire que l’on peut faire remonter au moins à Kant. Dans l’Introduction à la Critique de la faculté de juger, Kant distingue (de manière relativement complexe), les notions de champ, de territoire et de domaine (Kant, 1988: 23-24). On peut cependant se demander si, pour Althusser, l’usage du mot n’a pas, de nouveau, une origine plus proche dans une autre discipline, quasi-exactement contemporaine de la rédaction de «La querelle de l’humanisme».

Dans le premier numéro de la revue (linguistique et littéraire) Langages, paru en 1966, Tzvetan Todorov avait proposé d’appeler «champ sémantique» des mots, les mots qui, dans la langue, constituent des constellations de termes dont les significations sont liées et sont construites les unes par rapport aux autres de manière formalisable (Todorov, 1966: 12, rapporté par Bergez, Géraud et Robrieux, 1994:35). Si l’on suit cette perspective (à propos de laquelle il convient évidemment de reconnaître qu’on n’a pas ici davantage d’indice pour l’appuyer), Althusser se serait servi d’un concept d’origine littéraire pour ses propres besoins, transposant directement l’usage de la notion de champ du domaine des mots au domaine des problèmes et des théories, sans éprouver le besoin de le dire.

Quelle que soit, cependant, l’origine de l’usage par Althusser du mot «champ», celui-ci contient dans tous les cas un déplacement de sens, même si la métaphore n’est plus sentie. Comme le font  remarquer Bergez, Géraud et Robrieux à propos de l’analyse lexicologique, le propre d’un champ, à la différence d’un territoire ou d’une région, est d’être un espace planté d’une végétation homogène; en en faisant un usage figuré, on met donc l’accent sur l’idée d’un ensemble homogène de mots, de concepts et de questions ou de problèmes (Bergez, Géraud et Robrieux, 1994: 35). Ainsi, Althusser met plus particulièrement en relief l’idée (qui guidait déjà Pour Marx) que les problèmes et les concepts font corps, de sorte que la position d’un problème particulier ou d’une question particulière dépend, par inférence proche ou plus éloignée, de la position de tous les autres et donc d’une même problématique, d’un seul et même système de problèmes.

Cette affirmation n’est cependant pas constituée d’un seul bloc. Si, pour Althusser, les principaux textes de jeunesse sont au fond des parties d’une seule problématique, il y distingue des moments. Ainsi, dans la préface de Pour Marx, il isole (relativement) le «moment rationaliste-communautaire», c’est-à-dire les textes de Marx qui reposent «sur la problématique anthropologique de Feuerbach», moment qu’il situe entre 1842 et 1845 (Althusser, 2005:27). L’article «Marxisme et humanisme» (daté d’Octobre 1963, intégré à Pour Marx) précise ce qu’il faut entendre par  là:

«Marx professe toujours une philosophie de l’homme [...] Mais l’homme n’est alors liberté et raison que parce qu’il est d’abord Gemeinwesen, «être communautaire», un être qui ne s’accomplit théoriquement (science) et pratiquement (politique) que dans des rapports humains universels, tant avec les hommes qu’avec ses objets (la nature extérieure humanisée par le travail). Là encore, l’essence de l’homme fonde l’histoire et la politique.» (Althusser, 2005:232)

En note, même page, Althusser précise: «L’homme cesse d’être défini par la raison et la liberté: il devient, dans son principe même, «communautaire», intersubjectivité concrète, amour, fraternité, «être générique» (Gattungswesen)» (Althusser, 2005: 232).

Appliqué plus spécifiquement au «moment rationaliste-communautaire», l’argument de la lecture est le suivant: une fois montré que celui-ci est pour l’essentiel feuerbachien, ce qui est pour lui incontestable, Althusser pose que Marx ne sort pas du tout de la problématique limitée de Feuerbach en y intégrant des nouveaux domaines, pas plus qu’on ne sort d’un champ théorique donné simplement en l’étendant et en l’agrandissant.

Autrement dit, il est tout à fait exact de dire que Marx critique, dans Sur la question juive, l’État au nom de la communauté (Gemeinschaft, Gemeinwesen), puis, toujours au nom du même principe communautaire, l’économie politique, le monde du commerce et des marchandises et des rapports fondés sur la propriété privée, dans les Manuscrits de 1844 et que ces territoires étaient peu ou pas abordés dans la problématique de Feuerbach. Mais ce qu’il faut remarquer est que Marx ne fait que comprendre des nouveaux objets sous la même problématique. Ainsi, si la problématique de la communauté s’intègre sans difficulté à celle de Feuerbach, c’est précisément parce qu’elle en reconduit les attendus, la manière de poser les questions et les concepts qui permettent d’y répondre.

On peut donc, au total, dire que le mot «problématique» et les mots qui lui sont associés concentrent, d’un côté, l’apport (difficile à évaluer, comme signalé) de Jacques Martin et, de l’autre, la reprise de concepts bachelardiens. Même si on ne partage pas l’hypothèse selon laquelle cette dernière reprise est celle qui pèse du poids le plus lourd, cela met l’accent sur le fait, très probable, que l’emprunt à Bachelard ne se limite pas à la reprise des concepts d’obstacle et de rupture épistémologiques (ce que les déclarations explicites d’Althusser lui-même pouvaient au contraire laisser penser).

Il est par ailleurs évident, aux yeux de Bachelard comme à ceux d’Althusser, que tous les problèmes et toutes les problématiques ne se valent pas et ne sont pas simplement hétérogènes entre elles, mais qu’elles diffèrent en qualité d’interprétation. Il y a au contraire certaines manières de poser les questions et certains problèmes qui ne permettent pas de donner des réponses de type scientifique, précisément parce qu’ils sont mal posés ou constituent des faux problèmes (bien qu’Althusser n’élabore pas directement cette catégorie et n’emploie guère le terme dans les textes cités). C’est pourquoi la thèse de la coupure va être légitimée par la proposition selon laquelle il est net que Marx a changé de problématique.

En simplifiant le plus possible sans déformer, l’argument me semble être le suivant: il est un fait que les textes posent le problème de leur unité; celui-ci ne reçoit pas de solution satisfaisante si l’on pose une continuité (simple ou moins simple); l’évidente influence de Feuerbach ainsi que le rapport à Hegel, ambivalent au moins en apparence, doivent être eux-mêmes expliqués; ils peuvent l’être si l’on soutient que Marx a définitivement - mais pas d’un seul coup - changé de problématique; la problématique de départ, celle de Feuerbach, représentant justement un obstacle à la recherche de la vérité du monde économique et social et à la compréhension de son mouvement réel.

De ce point de vue, la notion de communauté, et le couple qu’elle forme avec l’aliénation, appartiennent à la première problématique et doivent donc disparaître après 1845 et L’idéologie allemande qui est oeuvre à la fois de transition et de coupure (réserve faite de  la réponse à donner à la question de savoir si cela implique l’abandon de l’usage de toute notion de communauté). On peut aller jusqu’à dire que, tant que Marx reste pris dans la problématique de Feuerbach, l’usage du concept de communauté fonctionne comme un obstacle épistémologique: on en vient ainsi à l’examen de la notion de coupure.

Si dans la préface de Pour Marx, Althusser dit, comme vu plus haut, avoir repris la notion de problématique à Jacques Martin, il affirme conjointement avoir emprunté «à G. Bachelard le concept de coupure épistémologique pour penser la mutation de la problématique théorique contemporaine de la fondation d’une discipline scientifique» (Althusser, 2005:24). On peut accorder, je crois, qu’Althusser se réfère plus précisément, de nouveau, au Rationalisme appliqué.

Il est vrai que l’emploi des mots «rupture» et «obstacle épistémologique» précèdent de dix ans, dans l’oeuvre de Bachelard, ce dernier ouvrage. On les trouve notamment employés et définis dès La formation de l’esprit scientifique, initialement publié en 1938 (Bachelard, 1983: 17, 239). En même temps, Bachelard y insiste aussi déjà sur la notion scientifique de problème, à travers des formules rapidement devenues et restées assez célèbres: l’esprit scientifique doit d’abord « savoir poser des problèmes» et c’est précisément «ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique» (Bachelard, 1938: 14). C’est cependant seulement, à ma connaissance, dans Le rationalisme appliqué que, d’une part, comme signalé, apparaît «problématique» et que, d’autre part, apparaissent pour la première fois ensemble les mots «problématique», «rupture» et «obstacle» épistémologiques. D’après l’analyse de Bachelard, la fondation d’une science, tout comme la position et la formulation des problèmes scientifiques, supposent une rupture avec le monde de la perception ordinaire et avec les fausses évidences empiriques. De même, la science ou la théorie fondée par Marx supposent une rupture avec un certain nombres de présupposés et de thèses philosophiques. Cependant, ce qui a pu étonner et peut étonner encore dans cette reprise est le silence d’Althusser sur le fait que Bachelard emploie seulement l’expression de rupture épistémologique, non celle de coupure. Il y a donc ici quelque chose qui ressemble à un glissement silencieux. 

Pourquoi remplacer rupture par coupure? Peut-être, comme l’affirme François Dosse, ce remplacement a-t-il prioritairement  servi à «accentuer le tranchant» du concept repris à Bachelard (Dosse, 2012, I: 351). Un tel souci est très probablement une des raisons qu’on peut prêter à Althusser. Mais on peut suggérer aussi deux autres hypothèses. D’une part, la rupture selon Bachelard se fait avec le monde des perceptions communes et de ses fausses évidences; Marx selon Althusser s’est trouvé confronté à une vaste couche d’idéologie dans laquelle il était lui-même pris: le mot épistémologique de rupture pouvait paraître insatisfaisant pour désigner l’effort de sortie de l’idéologie. D’autre part, celui qui s’engage dans une coupure ne le fait pas en une fois et ne sait peut-être pas vraiment où cela va le mener.

Quelles que soient cependant les raisons exactes de la substitution de la coupure à la rupture, ainsi que la différence entre les deux concepts, Althusser applique incontestablement ce qu’il retient de  son professeur Bachelard à l’économie de la pensée de Marx. De nouveau, un passage de «La querelle de l’humanisme» peut éclairer le propos:

«Si nous voulons bien retenir de Gaston Bachelard que certains concepts ou certaines positions de problèmes peuvent constituer des «obstacles épistémologiques», bloquant tout ou partie du développement d’une théorie, et si nous examinons de ce point de vue la proposition qui résume les Manuscrits (l’Histoire est le procès d’aliénation d’un Sujet, l’Homme), nous parvenons à un bilan fort édifiant. Aliénation, Sujet, Homme: trois concepts, trois «obstacles épistémologiques».» (Althusser, 1967: 468)

De ce point de vue, il est assez clair que le concept de communauté doit également être rangé dans celui d’obstacle épistémologique. D’une part, il est sous la dépendance du concept d’aliénation. D’autre part, il emmène avec lui un ensemble de valorisations affectives, qui se mélangent aux notes du concept tel qu’il fonctionne sur la base de la problématique de Feuerbach. Cela en fait un concept ambigu ou équivoque et la tentation est grande de dire qu’il a fallu que Marx s’en débarrasse pour pouvoir se mettre à penser les sociétés réelles.

Peut-on proposer un test de lecture?

Pour résumer ce qui précède: on peut, à la lecture de Pour Marx et de «La querelle de l’humanisme», se poser la question de savoir  si, comme l’a fait remarquer Balibar, «Pour Marx et les essais qui le suivent ‘importent’ dans le débat marxiste un modèle de scientificité existant (qui peut par ailleurs prêter à l’accusation de positivisme)» (Balibar, 2005: VII). Ce type de question est évidemment légitime; mais, du point de vue développé ici, on peut aussi se demander si, de nouveau, il ne s’agit pas d’abord de concepts opératoires censés expliquer les fonctionnements des textes successifs de Marx, dans la mesure même où ceux-ci posent inévitablement la question de leur unité. En ce sens, les notions empruntées par Althusser le sont d’abord parce qu’elles prétendent être des instruments de l’intelligence des textes, peut-être plus qu’elles ne prétendent - par ordre de priorité - constituer un modèle de scientificité analogue à celui des modèles existants. On peut de nouveau (au risque de lasser le lecteur par trop d’insistance) souligner ce point: quelle que soit la place et le statut du non-dit (ou du non dicible) dans la pratique de lecture althussérienne, lorsqu’Althusser pose que Marx a en réalité fondé une théorie scientifique de l’Histoire, on peut aussi interpréter ce fait du texte comme la tentative de clarifier le sens de l’expression «critique de l’économie politique» qui sous titre Le capital. Dans cette mesure, il s’agit de comprendre la portée du programme de recherches de Marx.

S’il était inévitable qu’une thèse forte comme celle de la coupure suscite la controverse et l’objection, la question est de savoir si l’on peut trouver un moyen de vérifier l’existence de cette coupure et de cette rupture ou, du moins, si l’on peut indiquer une voie par laquelle le corps d’hypothèses d’Althusser pourrait être testé empiriquement.

S’il y a certainement plusieurs manières de tenter de procéder à une vérification, elles sont, je crois, de valeur très inégale. De même, certaines objections qu’on serait tenté d’élever ne semblent pas en réalité faites pour réfuter tout ou partie de la lecture d’Althusser mais plutôt pour clarifier celle-ci: un certain type d’objections semblent données d’avance comme surmontables.

Reprenons, à titre de cas jugé exemplaire, l’examen de la notion de communauté. Devant une lecture althussérienne, un lecteur peut d’abord être partagé. D’un côté, si l’on faisait une courbe lexicométrique exprimant le nombre des occurrences du mot de communauté après 1845, il est très probable qu’elle décroîtrait constamment. Dans un premier moment, donc, la lecture examinée ici se trouverait confirmée. D’un autre côté, cependant, il faudrait nécessairement admettre une soudaine résurgence du même mot en 1857/1858, puisqu’il abonde dans la partie distincte des manuscrits des Grundrisse consacrée aux formes de production pré-capitalistes. La question est de savoir si ce simple constat constitue une objection empirique valable à une lecture comme celle d’Althusser.

La réponse me semble être négative, dans la mesure où cette lecture fournit deux cadres pour intégrer sans beaucoup de difficulté ce retour de la communauté. D’une part, Althusser a souligné le fait que ladite coupure ne s’était pas consommée d’un seul coup mais avait plutôt pris la forme d’un long travail de dégagement. Pour le dire autrement, cette résurgence est compatible avec le corps d’hypothèses défendus par Althusser dès 1965, ce que, de nouveau, le texte de «La querelle de l’humanisme» permet de clarifier. Y répondant à certaines critiques, qu’il juge justifiées, Althusser précise que, si l’on peut «assigner à la ‘coupure’ quelque chose comme une date (1845), ce n’est jamais que le commencement d’un évènement de très longue durée, et qui, en un sens, n’a point de terme» (Althusser, 1995: 488). Autrement dit, il faut concevoir «la ‘coupure’ comme procès», ce qui «n’est pas une manière détournée d’en abandonner le concept» puisqu’on peut admettre qu’il «faille du temps pour que la coupure se consomme» (Althusser, 1995: 488). Dès lors, une réponse althussérienne consisterait à dire que Marx retourne à d’anciens schémas de pensée, qui doivent être considérées comme des survivances (de la même manière que le texte de L’idéologie allemande contenait encore des références à une communauté enfin trouvée ou retrouvée). Si cette première réponse n’est pas jugée en l’espèce  convaincante, il en existe une autre qui, je crois, l’est davantage.

Il est exact que le vocabulaire du manuscrit des «Formes antérieures à la production capitaliste» emploie des termes identiques à ceux des écrits de jeunesse (/Gemeinschaft/, /Gemeinwesen/, augmentés toutefois de /Gemeinde/, «commune» en français). Mais cela ne suffit pas pour en déduire une permanence du même dispositif: il est tout à fait possible que sous un même mot se trouvent en fait des significations très nouvelles. Comme le souligne Althusser dans la conclusion de la préface de Pour Marx déjà citée, déceler ce type de changement est précisément aussi une des tâches qu’il assigne à «la théorie»: «distinguer un mot d’un concept», d’un côté, et, de l’autre, «distinguer l’existence ou la non existence d’un concept sous un mot» (Althusser, 2005:31). Autrement dit, l’identité des signifiants n’entraîne pas du tout la similitude des significations: il faudrait, pour montrer une continuité, montrer au moins l’identité partielle des problématiques qui donnent leur sens aux mots employés, et la question est précisément de savoir à l’intérieur de quelle problématique se fait la saisie des formes communautaires pré-marchandes et pré-capitalistes. Ainsi, ce premier type d’objections ne semble pas pouvoir être retenu.

Dans un autre ordre d’idées, mais de manière, je crois, assez semblable, on pourrait discuter l’importance considérable et peut-être unique accordée par Althusser à Feuerbach dans la constitution de la première problématique de Marx. Comme l’a fait remarquer Jean-Christophe Angaut, de ce point de vue, Althusser s’inscrit dans une tradition d’interprétation qui «veut que les Manuscrits de 1844 constituent le dernier texte feuerbachien de Marx» en même temps que «son ultime tentative sur le terrain de la philosophie» (Angaut, 2008:51).

Il est certain, comme le souligne également Angaut, que cette «lecture doit être mise à l’épreuve d’une approche génétique du corpus marxien» (Angaut, 2008:52), et qu’il convient de montrer la présence de différents filtres (au sens d’instrument de sélection, mais aussi de coloration) et de multiples médiations entre le jeune Marx et Feuerbach. La question demeure cependant de savoir si cela suffit à remettre en cause l’importance de la problématique qu’Althusser voit à l’oeuvre dans les écrits de jeunesse. Si l’on suit la mise au point d’Emmanuel Renault, il ne faut pas perdre de vue que: 1) Marx jeune doit être pris dans le contexte du Jeune-Hégélianisme; 2) les «Manuscrits de 1844 restent pris dans une problématique déterminée par ces figures tutélaires du Jeune Hégélianisme que sont Hegel et Feuerbach» (Renault, 2008:32). De ce point de vue, on peut certainement corriger ou atténuer cette partie de la lecture d’Althusser; mais cela ne constitue ni une mise à l’épreuve de son corps d’hypothèses, ni a fortiori une réfutation. Il semble donc qu’une volonté d’infirmer ou de confirmer la lecture doit chercher les moyens de sa mise en oeuvre dans d’autres directions.

En essayant de simplifier le plus possible sans déformer, on peut dire qu’il existe deux voies. On peut, premièrement, choisir de montrer que certaines notions, centrales dans les dispositifs des «écrits de jeunesse», sont présentes dans les écrits de «la maturation» et de «la maturité» (toujours pour suivre le découpage proposé par Althusser). Notamment, on peut repartir du concept d’aliénation et se demander s’il disparaît des oeuvres de la maturité, soit qu’on conserve le concept tel qu’il fonctionne dans les écrits de jeunesse, soit qu’on examine la possibilité qu’il y ait en réalité plus d’un concept d’aliénation dans les oeuvres. C’est la voie suivie – de manière nettement différente – par Lucien Sève et par Frank Fischbach (Sève, 2012; Fischbach, 2009). Quelles que soient les différences entre les méthodes et les résultats, dans ce cas de figure, on suit le développement, la reprise, la refonte ou la re-fondation d’un concept massivement présent dans les écrits de jeunesse, à travers les oeuvres de la maturation et de la maturité, de sorte qu’il n’y a ni continuité simple, ni coupure simple.

Il existe cependant, deuxièmement, au moins une autre voie (à ma connaissance, moins pratiquée) qui concerne directement la communauté. Elle consiste à inverser la direction de la recherche, en posant la question: peut-on trouver, dans les textes de jeunesse, une conception de la communauté, distincte du schéma feuerbachien de l’aliénation, conception que l’on retrouve ensuite en position dominante ou, du moins, en position significative dans des écrits bien postérieurs? A l’intérieur du cadre suivi jusqu’ici, il convient peut-être non seulement d’examiner la question, mais également de se demander ce que l’on attend de la réponse.

Supposons une réponse positive. Elle permettrait aussi en même temps d’examiner par conséquence proche la valeur des propositions suivantes: 1) pour une part, il faudrait réévaluer le rapport de Marx à la problématique et aux conceptualisations de Feuerbach, dans la mesure où l’on pourrait indiquer que celles-ci ne déterminaient pas nécessairement le territoire de Marx (les questions et problèmes qu’il se posait, si l’on veut), mais constituaient seulement une manière déjà déterminée et particulière de répondre à ces mêmes problèmes; 2) le complexe de questions soulevé par l’usage de la notion de communauté n’est sans  doute pas réductible à la saisie de la communauté à l’intérieur de la problématique tirée de Feuerbach (même en y ajoutant tous les filtres et médiations nécessaires); 3) sur ce point, considéré comme décisif, il y aurait une continuité partielle du propos de Marx, «partielle» en ce sens que, si Marx a pu délaisser cette conceptualisation héritée, il n’a justement pas délaissé du même coup les questions et problèmes que les dispositifs des écrits de jeunesse cherchaient à résoudre.

(Cette dernière question peut être abordée réserves faites sur le contenu de la réponse à donner à la question de savoir s’il n’a pas apporté des modifications substantielles à la formulation des problèmes ainsi qu’aux conceptions de la communauté; on peut, je crois, en effet convenir qu’apporter une modification, importante ou substantielle, n’est pas la même chose que consommer une franche rupture ou, a fortiori, consommer une coupure.) 

Un faisceau d’indices cohérents

Je crois qu’on peut produire un texte qui remplit les conditions précisées plus haut. Un passage des Manuscrits de 1844, porte en effet sur la possibilité d’une association, distinct de ce que l’on peut appeler le schéma de l’aliénation de l’homme. Il mérite, je crois, d’être cité.

«L’association, appliquée à la terre, possède l’avantage de la grande propriété foncière au point de vue économique; elle seule réalise la tendance originelle de la division, à savoir l’égalité, de même qu’elle rétablit sur une base raisonnable, et non plus sur le servage, l’autorité et l’inepte mystique de la propriété, le lien intime de l’homme avec la terre. Grâce au travail libre et à la libre jouissance, la terre cesse d’être un objet de trafic et redevient la véritable propriété personnelle de l’homme.» (Marx, 1968: 53)

Il est hors de proportion de tenter une explication détaillée de cet extrait. En revanche, on peut souligner deux points.

D’un côté, Marx se met soudain à parler un autre langage que celui de ‘l’être communautaire’ pris dans la problématique tirée de Feuerbach. Pour une large part, il est celui de l’association ouvrière ou de l’association des producteurs. Il n’est pas essentiel à notre propos de restituer ce que Marx doit ici à la littérature socialiste et au vocabulaire politique de «l’association», avec lesquels il a pu se trouver en contact lors du séjour parisien de 1844, contemporain de la rédaction des Manuscrits (Rancière et Faure, 2007; Maillard, 1999). Il semble cependant assez clair que cette reprise se distingue assez nettement de la plupart des autres passages du texte: par exemple, ici, la division du travail n’est plus un processus progressivement aggravé de perte de soi et donc d’aliénation; s’il y a une communauté, elle est pensée comme une association et non plus comme la réalisation d’un ‘être communautaire’; enfin, on trouve une esquisse de la manière dont une organisation pourrait reprendre un trait disparu de la propriété («lien intime de l’homme avec la terre»), qui ne semble pas non plus devoir grand-chose au dispositif feuerbachien. Si, comme l’a souligné la lecture althussérienne, un changement de terminologie n’est pas insignifiant, ce qui se joue ici ne constitue donc probablement pas «une simple question de langage».

Mais ce qui peut plus précisément étonner le lecteur est que Marx ne justifie pas cet écart soudain, qui ne lui semble pas présenter de difficulté: il ne semble pas éprouver de problème à passer sans transition du registre des concepts repris à Feuerbach à celui de l’association. La question est de savoir ce qu’indique ce trait. De ce point de vue, on se trouve devant un silence curieux, et le problème est de lui trouver un cadre d’interprétation.

On peut risquer une hypothèse: le dispositif anthropologique est en réalité un montage ou, si l’on préfère, une construction, dont le but est de tenter de résoudre des questions comme celles que posent la propriété privée, l’égalité et la communauté. Comme le fait remarquer David Wittman, on peut parler à propos des Manuscrits de 1844 de «l’astuce» de Marx (terme évidemment employé ici sans résonance péjorative) pour désigner certains aspects de son montage conceptuel (Wittman, 2008:109). Wittman explicite ainsi l’usage du mot dans la conclusion de sa contribution:

«le dispositif de Marx reste dans l’ensemble un assemblage constitué par divers éléments empruntés à Hess et à Feuerbach, un dispositif par essence instable qu’il semble difficile de transformer en une ontologie positive tant il répond à des impératifs critiques contextuels entés sur les différents sous-mains provisoires de Marx.» (Wittman, 2008: 109-110)

Les deux idées complémentaires d’une «astuce» ou, si l’on préfère, d’un artifice ingénieux et d’un «assemblage» (lui-même «instable»), indiquent une piste de recherche: si Marx emprunte, reformule, exploite et déplace un certain concept d’aliénation, c’est parce qu’il veut penser la propriété privée et la communauté. Le résultat est un assemblage, qui sera peut-être vite abandonné, comme l’a pensé Althusser. Une des raisons de cet abandon est qu’il tenait peut-être de trop près à un montage ou à une construction théorique précisément trop instables pour être conservés. Si l’on suit ce fil, cela signifie seulement que, au moins à l’époque des Manuscrits de 1844, Marx dispose déjà de plusieurs langages ou, si l’on préfère, de plusieurs vocabulaires, et qu’il en teste massivement un pour tenter de résoudre des problèmes relativement larges, comme ceux de la possibilité d’une communauté dans laquelle le lien entre les membres soit une condition du libre développement des individus (et non une entrave ou une limite à celui-ci), et de la possibilité d’une appropriation personnelle ou individuelle qui ne soit précisément pas une propriété privée. Rapportées à l’extrait des Manuscrits... cité plus haut, ces remarques suggèrent fortement que la position de «l’association» est là pour précisément tenter de résoudre des problèmes comme celui du dépassement de la propriété privée, celui de la mise en commun des productions (dans la mesure où celle-ci ne résulte pas elle-même d’une transaction marchande), celui de la possibilité de reprendre et de récupérer au sein d’une forme contemporaine certains traits des formes sociales disparues.

Il est difficile de soutenir que ces questions ont été ensuite éliminées des textes de Marx, de même qu’il est difficile de soutenir qu’une certaine notion d’association comme communauté appartient au champ pré-scientifique de la pensée de Marx ou au passé de sa théorie. En effet, nous retrouvons la représentation d’une association comparable à celle qui précède dans au moins trois autres endroits stratégiques de l’oeuvre. Dans le Manifeste..., on trouve la formule célèbre (ce qui ne signifie évidemment pas qu’elle soit facile à interpréter):

«A la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association (Assoziation) dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous.» (Marx et Engels, 1972: 39)

Sans doute pourrait-on dire qu’il ne s’agit ici que d’une formule, par laquelle Marx et Engels reprennent et résument des pans des littérature socialiste et communiste, c’est-à-dire du vaste mouvement intellectuel qui, depuis les années 1815-1820, a cherché à concevoir l’association productive, la coopération des travailleurs, la coordination à la fois centralisée et concertée des activités économiques, comme une forme nouvelle de société (qui serait aussi en même temps une forme de communauté). Sous cet angle, il est très probable que ni Marx ni Engels ne cherchent ici à innover. Comme le font remarquer Pierre Dardot et Christian Laval, un «texte de combat, et le Manifeste en est un, rassemble un faisceau de faits, de formules et d’idées destinés à renforcer le caractère performatif de son énonciation» (Dardot et Laval, 2012: 57).

Cet aspect n’est cependant pas gênant pour l’argument défendu ici. D’une part, si le mot et la notion d’association sont pour Marx et Engels une reprise, il n’est pas sûr qu’il en soit de même du «libre développement de chacun». D’autre part, il demeure que cette nécessité de l’association s’inscrit dans le fil du texte cité plus haut tiré des Manuscrits.

Quand bien même, cependant, on resterait réservé sur ces points, on peut aussi constater que «l’association» revient de manière plus spécifique dans le premier chapitre du Capital, lorsqu’il s’agit de dessiner les contours d’une organisation différente de l’organisme social marchand (organisation future et non plus passée, comme le furent les formes pré-marchandes et pré-capitalistes):

«Représentons-nous enfin, pour changer, une association (Verein) d’hommes libres, travaillant avec des moyens de production collectifs et dépensant consciemment leurs nombreuses forces de travail individuelles comme une seule force de travail sociale.» (Marx, 1993: 90)

Enfin, dans La guerre civile en France, on peut lire que la Commune entendait transformer les moyens de production «en simples instruments d’un travail libre et associé», ce qui est synonyme de «production coopérative» au vrai sens du terme, elle-même synonyme d’un «très possible communisme». (Marx, 1963: 68).

On pourrait naturellement continuer à soutenir que ces différents passages, d’une part,  appartiennent à des problématiques différentes, si l’on prend le mot de problématique en un sens suffisamment précis,  et, d’autre part, que plusieurs traits de la représentation d’une association possible qui apparaissent ici n’apparaissaient pas dans l’esquisse, au demeurant marginale, de 1844.

Ces remarques sont probablement vraies; mais elles tombent ici à côté de la question, qui est de savoir si l’on peut vérifier la thèse de l’existence d’une coupure, concernant spécifiquement la communauté, considérée comme cas exemplaire. Il semble que, quelles que soient les modifications, substantielles ou non, apportées à la représentation d’une «association d’hommes libres»,  Marx a très tôt disposé d’au moins deux schémas ou deux modèles de la communauté et que les questions soulevées par la possibilité d’une communauté aient été et soient restées pour lui importantes. Sur cette base, il est difficile de nier tout ce que disent et suggèrent ces mêmes passages, en prétendant qu’ils ne doivent être traitées que comme des survivances ou des retours de schémas anciens, pour l’essentiel évacués du travail théorique.

Si on admet qu’il s’agit de pièces importantes du  dispositif théorique des écrits de «la maturation» et de «la maturité» (ce qui, à tout prendre, paraît aussi plus naturel), on doit aussi admettre trois choses. La première est que sur certains points décisifs, il n’y a pas rupture mais relative continuité. La deuxième est que la problématique feuerbachienne est d’emblée provisoire, bien qu’elle soit massive. La troisième est que la saisie de la communauté à travers cette même problématique dans laquelle Althusser a vu un ensemble d’obstacles épistémologiques ne fait pas du tout le tour de la saisie par Marx des formes communautaires possibles, et ce dès 1844.

D’un côté, des schémas de pensée indépendants de ceux qui dominent les textes dits de jeunesse sont présents de manière explicite, quoique certainement très minoritaire, dans ces mêmes textes. De l’autre, il semble que les problèmes, au sens relativement large, auxquels renvoyaient l’usage de ces schémas aient été, sinon fixes, du moins récurrents, et n’aient pas été seulement liés aux préoccupations d’une courte période de la pensée de Marx. Autrement dit, en ce sens, ce ne serait pas l’anthropologie de Feuerbach (ce qu’Althusser nomme «la problématique anthropologique») qui commande le problème du dépassement du régime de la propriété privée. C’est le problème plus large du dépassement de la propriété privée qui dicte la reprise et l’exploitation (qui sont donc, aussi, en partie, un montage) de la problématique anthropologique de Feuerbach.

Si l’on suit cette direction, il se pourrait que la difficulté de soutenir une lecture althussérienne réside, pour partie au moins, dans la notion de problématique, telle que l’emploie Althusser pour découper en «moments» les textes. Notamment, si ce qui précède est correct en substance, elle peine à rendre compte de la ressemblance entre les complexes de problèmes que les choix théoriques successifs de Marx ont permis de reprendre chaque fois sur des bases nouvelles.

Dans cet ordre d’idées, la difficulté ne serait pas, autant qu’on pourrait d’abord le penser, dans le fait que les catégories de l’interprétation d’Althusser semblent importer des modèles de scientificité pré-existants. Elle serait plutôt dans le fait que sa pratique théorique tend à réduire ce que fait Marx tout du long à la lutte entre des problématiques presque complètement hétérogènes entre elles. On risque fortement en procédant ainsi de masquer la continuité du complexe de questions traité par les écrits de Marx.

Il s’agit donc, au total, de soutenir deux propositions: d’un côté, en procédant comme pousse à le faire Althusser, on ne voit pas que le langage d’apparence feuerbachienne, pratiqué dans les écrits de la période 1842-1845, massivement affirmé dans les Manuscrits de 1844, est implicitement donné d’emblée comme un langage provisoire; de l’autre, cette difficulté pourrait tenir au fait que la définition posée par Althusser dans Pour Marx de ce qu’est une problématique (à ma connaissance, clarifiée et augmentée par la suite mais jamais modifiée) est probablement trop restrictive (c’est-à-dire trop large  en notes et donc trop étroite en extension).

Conclusion

Un sentiment de perplexité ou de disproportion a pu naître de ce qui précède, qu’on voudrait pour finir clarifier. On peut en effet s’interroger sur l’utilité d’avoir aujourd’hui une discussion sur les thèses de lecture d’Althusser qui se conclut par une réponse négative, dans la mesure où on pourrait juger qu’il n’est au fond ni nécessaire ni souhaitable de tenter de montrer en 2013 qu’une lecture jugée discutable depuis 1965 est sur des points décisifs probablement fausse.

Quelle que soit la validité de la lecture d’Althusser (et a fortiori de la tentative de test proposée ici), il me semble cependant qu’on peut la défendre sur le fond, sur au moins deux points. D’une part, même si on juge que la réponse qu’il apporte n’est pas la bonne, la question posée correspond bien à un ensemble de problèmes posés par les textes. Louis Althusser a proposé - le premier à ma connaissance - un repérage net des questions comme celle de l’unité de l’oeuvre de Marx, et on peut dire aussi qu’il l’a fait de manière non dogmatique (même si, de nouveau, on juge que la réponse qu’il a apporté a été ou est devenue rapidement dogmatique). D’autre part, il a été peu de lectures de Marx qui aient été si délibérément interprétatives, i.e. qui aient cherché à poser leurs catégories en en levant autant que possible les implicites gênants. Dans cet ordre d’idées, il est permis de penser qu’on fait un progrès dans l’interprétation, au sens large, des textes de Marx en cherchant précisément à sonder la valeur de la lecture d’Althusser, ce qui n’aurait évidemment pas été possible s’il n’avait pas d’abord fait l’effort d’en construire une. Au total, la conviction qui a guidé l’exposé est qu’Althusser lecteur de Marx représente un progrès décisif dans l’interprétation des textes (et donc aussi dans leur éventuelle appropriation).

Toujours en ce sens, une discussion des thèses althussériennes, plus serrée que celle essayée ici, devrait, me semble-t-il, être centrée sur le concept de problématique. Il est vrai que, comme l’a fait remarquer Françoise Adam (à propos des études et des examens de littérature), le mot «problématique» et son dérivé «problématiser»  ont progressivement acquis «une valeur quasi-magique» (Adam, 1999: 71). Cet usage répandu risque d’occulter, d’une part, la nouveauté de l’entreprise d’Althusser et, d’autre part, la volonté qu’il manifeste de conférer un sens précis à l’emploi de ce mot. Comme l’a fait remarquer Balibar, même si on n’y réduit pas leur contenu théorique, les deux concepts de problématique et de coupure «avec les problèmes d’interprétation qu’ils posent», représentent «comme une signature de «l’althussérisme» ou plutôt de la trace qu’il a laissée dans le discours épistémologique» (Balibar, 2005: VI). En tentant, de nouveau, de simplifier sans déformer, on peut dire que pour cette lecture changer de langage et pas seulement de mots revient à changer de problématique, et que changer de problématique est consommer une rupture. Mais on peut précisément se demander si, en posant cela, Althusser ne donne pas d’abord un sens trop étroit, une compréhension trop riche, si l’on préfère, aux concepts de problème et de problématique. Il me semble en tout cas souhaitable que la discussion de la thèse de la coupure passe par une discussion du concept de problématique ou, plutôt, que la discussion soit centrée autant sur cette notion, telle qu’Althusser nous l’a laissée, que sur celle de coupure et de transition-coupure.

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